Thursday, November 30, 2006

Carte d'Identité

Chers amis, nous nous permettons de vous soumettre cet article de Dany Laferrière paru dans le principal quotidien québécois, La Presse, le 29 octobre dernier. Au moment où beaucoup d’entre nous ont quitté -ou songent à quitter- Haïti, Dany pose à sa manière les problèmes d’identité et d’intégration auxquels font face beaucoup de nos compatriotes que ce soit à Miami, New-York ou encore Montréal. Ce texte est d’autant plus pertinent que plus d’uns peuvent s’interroger sur les liens existants entre cette incapacité des sociétés du Nord à intégrer ces jeunes dans leur structure sociale et cette insécurité quasi permanente qui sévit à Port-au-Prince. Il importe de remarquer que ce même phénomène-gangs de jeunes, groupes d’adolescents ayant souvent recours à la violence- a été observé dans le Conté de Miami Dade en Floride ; où plus de la moitié des mineurs incarcérés sont d’origine haitienne. Qu’est ce qui est en train de nous arriver ? Pourquoi en sommes-nous tombés ci bas ? Quelles seront les conséquences de ces violences inconsidérées sur notre héritage collectif ? Opinez librement et que vos propos éclairent la voie de notre resurrection !

N.B. Pour ceux qui ne connaissent pas très bien le contexte montréalais, les quartiers de Saint-Michel et de Montréal-Nord sont deux arrondissements à forte population haïtienne de la ville de Montréal. De nombreux jeunes de ces quartiers font partie de ces « gangs de rue » qui font souvent l’actualité du crime au Québec.

Par Dany Laferrière, La Presse de Montréal 29 octobre 2006

J'ai tout fait pour éviter ce débat, celui des « gangs de rue ». Ce n'est pas mon affaire, me suis-je dit. Des crimes sont commis, alors on applique la loi. Et la justice est aveugle, c'est-à-dire qu'elle ne voit ni la couleur, ni la race, ni la classe, ni la religion. C'est le contrat qu'on a signé collectivement. Ce qui fait que je ne me suis pas intéressé à l'affaire des « gangs de rue », comme je ne me sentais pas particulièrement concerné non plus par les frasques des Hells Angels. C'est à l'État de faire son boulot : surveiller et punir (Foucault). La prévention doit jouer un rôle aussi, je crois. C'est écrit en face de moi, sur un carton : « Ne te crois pas obligé de prendre part à tous les débats de société. » J'étais tout fier de moi, car j'avais déjà évité le débat sur le racisme lors de l'affaire du Dr Mailloux (pas un mot). Et là, celui des « gangs de rue ».Et peut-être même, avec un peu de chance, celui de la représentativité des minorités dans les partis politiques québécois. Trois débats en ligne. Nous sommes sept millions de citoyens et tous responsables de notre vie collective. Alors chacun son tour.

Dans le quartier Saint-Michel. Un petit groupe de six jeunes en train de causer devant le dépanneur. Une voiture de police ralentit - on sait qu'elle va repasser. Que doivent bien penser les policiers en voyant ces jeunes glandeurs ? Comment les distinguer quand ils marchent, parlent, mangent et sont tous habillés de la même manière ? La situation est devenue malsaine depuis un moment à cause d'une bande de voyous qui vendent de la drogue, tuent et exploitent leurs propres soeurs. Les journaux ne se gênent plus : on parle carrément d'Haïtiens. L'expression « gang de rue » veut dire « haïtien » et non « association de malfaiteurs». Aujourd'hui, il n'y a plus d'autres voyous dans les rues de Montréal que les jeunes de Montréal-Nord ou de Saint-Michel. C'est devenu une exclusivité. On dirait qu'ils ont inventé le fait de se mettre en groupe pour opérer de manière criminelle. On se demande où sont passés les skinheads. Les Hells sont-ils devenus des anges? Je ressors du dépanneur avec un journal sous le bras.

Dis-moi, Dany, es-tu un Québécois ou un Haïtien me demande l'un d'eux en rigolant.
La question-piège. Pourtant, elle aurait dû être simple pour quelqu'un comme moi, qui vit au Québec depuis 30 ans. L'écrivain Émile Ollivier répétait à l'envi : « Je suis Québécois le jour et Haïtien la nuit. » Je sentais que je n'allais pas m'en sortir aussi facilement.
Pourquoi cette question ? je fais.
Subitement, six visages froids.
Tu es né en Haïti, et malgré tout on te considère comme un écrivain québécois. Nous, on est nés ici et on est des Haïtiens. Comment expliques-tu ça?
Long moment de silence.
Si tu es québécois, c'est que tu nous as laissés tomber, ajoute un autre avec un sourire.
Parce que si on écrit dans le journal que nous sommes haïtiens, c'est qu'on ne veut pas de nous comme Québécois.
Je sentais une rage profonde derrière ce sourire.
Oui, mais c'est vous-mêmes qui vous identifiez parfois comme Haïtiens. Rigolade générale.
Il faut bien qu'on soit de quelque part. Mais je vois que tu es déjà passé de l'autre côté, crache avec mépris celui qui semblait le plus en colère.
Un autre, un peu plus âgé, intervient tout de suite.Laissez-le. Ne l'embêtez pas avec ça. C'est pas son problème.
Dans la voiture, je me suis demandé si c'est vrai que ce n'est pas mon problème. Leur problème d'identité fait problème à mon identité. Et le Québec aussi a un problème de définition. Qui est québécois, alors ? Parce qu'on ne peut jouer ainsi avec la question identitaire, surtout quand on sait ce qu'il a fallu de combats pour que le Québec passe de Canada français à Québec. On semble oublier que, en touchant à une brique, on risque de faire s'effondrer tout l'édifice identitaire. Ces jeunes garçons de Saint-Michel posent un problème grave qui pourrait remettre en question des années de dur labeur.
Y-a-t-il un intellectuel dans la salle pour répondre à leur interrogation - et à la mienne ? Laquelle ? Je martèle alors : comment se fait-il que, né en Haïti, je puisse devenir écrivain québécois à part entière, alors qu'eux, nés au Québec, sont encore identifiés par les médias comme des Haïtiens ?

Une dame du quartier m'a confié (en créole) : Chaque fois que je vois un attroupement à la télé, mon coeur s'arrête de battre. Je me dis qu'il s'agit sûrement d'un crime. Je prie pour que ce ne soit pas un de nos jeunes. Et si j'entends le mot « haïtien », je prie alors pour que ce soit lui la victime. Je préfère cela.C'est vrai qu'aujourd'hui, dès qu'un crime est commis à Montréal, on attend avec impatience, dans certains quartiers, que les médias dévoilent la « nationalité » du meurtrier. Et quand ce n'est pas quelqu'un de sa communauté, on retourne à ses affaires.Le tissu social s'est effrité à ce point-là. Quand les gens d'une ville ne se sentent pas liés entre eux, ils s'entretuent plus facilement.